Clément Page ou l’inquiétante étrangeté / Das unheimliche par Delphine ANDRE

Publié le par La revue Artefacte

 

 

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Clément Page[1] a développé une œuvre qui fait enquête sur  les procédures fondamentales de ce concept poétique et toujours moderniste. C'est un processus qui commence par déclarer que le monde de la réalité et celui des rêves sont perméables.

 

 

 

         Ce faisant, Clément Page nous présente une compréhension différente de ce qui est familier ou commun, dans notre expérience quotidienne.

Grâce à cette torsion étrange de l'interprétation, toute action humaine est placée sous la loupe conceptuelle qui inspecte chaque comportementdans une tentative pour comprendre les perturbations de l'ipséité, que Freud a appelé l'inconscient.

         Freud voyait dans l'inquiétante étrangeté comme un brouillage des frontières entre la réalité et l'imaginaire, exactement ce qui se produit pendant la « paralysie » du sommeil chez le somnambule.

         Véritable contenu du rêve, ces « fuites », ces hallucinations de l'inconscient, semblent être projetées dans l'espace du réel, perturbant ainsi la stabilité de la perception des sujets dans la réalité et provoquant ainsi une sensation intense de l'étrange.

 

« Le psychanalyste ne se sent que rarement appelé à faire des recherches d'esthétique, même lorsque, sans vouloir borner l'esthétique à la doctrine du beau, on la considère comme étant la science des qualités de notre sensibilité. Il étudie d'autres 1couches de la vie psychique et s'intéresse peu à ces mouvements émotifs qui - inhibés quant au but, assourdis, affaiblis, dépendant de la constellation des faits qui les accompagnent forment pour la plupart la trame de l'esthétique. Il est pourtant parfois amené à s’intéresser à un domaine particulier de l’esthétique, et généralement c’en est alors un qui se trouve « à côté » et négligé par la littérature esthétique proprement dite. L'« Unheimliche », l'inquiétante étrangeté, est l'un de ces domaines. Sans aucun doute, ce concept est apparenté à ceux d'effroi, de peur, d'angoisse, et il est certain que le terme n'est pas toujours employé dans un sens strictement déterminé, si bien que le plus souvent il coïncide avec « ce qui provoque l'angoisse ». Cependant, on est en droit de s'attendre, pour justifier l'emploi d'un mot spécial exprimant un certain concept, à ce qu'il présente un fond de sens à lui propre. On voudrait savoir quel est ce fond, ce sens essentiel qui fait que, dans l'angoissant lui-même, l'on discerne quelque chose qui est l'inquiétante étrangeté » [2]

  

 

Dans son film « Sleepwalker », Clément Page explore cet état avec beaucoup d’intensité grâce à une élaboration filmique précise. Sur l'écran de droite, on voit un homme endormi, il sort du lit et comm ence à trébucher, à s'engager dans une série d'actions étranges et bizarres, tout comme il se déplace à travers les piè ces de la maison et dans les rues au milieu de la nuit. L’écran de gauche montre le même homme, dans une mise

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en scène certes différente mais dont l’environnement, des zones urbaines hostiles, reste proche du premier film, mais cette fois, il dépeint son rêve, comme une interprétation de cette phase de somnambulisme, filmé et projeté sur l’éc

ran  de droite.

         Le somnambule, tel un automate animé par une force invisible et irrépressible de son subconscient, reste un sujet de référence à cette inquiétante étrangeté. Ernst Jentsch, dans un essai qui précède ceux de Freud[1], étudiait déjà ce comportement et s’interrogeait de savoir si un objet animé

était vraiment vivant et inversement si un objet inanimé était véritablement « insensible ». Le point de départ de cette œuvre fut la propre expérience de l’artiste, lui-même somnambule, qui ne savait rien de cet état, à l’exception d’un réel désordre dans son travail qu’il découvrait à son réveil.    

 

         Toutefois Clément Page ne se contenta pas d’un simple récit autobiographique voire cathartique, il étendit sa réflexion dans des territoires d’investigation d’ordre politique, philosophique et social.

 

         L’évolution technologique telle que la cybernétique nous permet de pénétrer dans des mondes parallèles, proche du rêve, dont les dimensions remettent en cause la domination d’une réalité collective et consensuelle. La progression exponentielle de la production capitaliste, la consommation et la prolifération des déchets entraînent les individus dans des mécanismes de fonctionnement proche du somnambulisme. Tels des êtres formatés, des automates qui rêvent d’une vie meilleure en s’identifiant le temps d’une séance à des acteurs hollywoodiens

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ou encore en s’imaginant passer de l’autre côté du petit écran pour accéder un instant à leur quart d’heure de célébrité. Si l’influence du cinéma dans les œuvres de Clément Page est incontestable, il le doit au cinéma plus expérimental, dont les visions multiples et métaphysiques s’inscrivent aussi dans notre mémoire.

 

Ces œuvres construites comme des fouilles archéologiques de la mémoire sont analogues à celles du psychanalyste tant d’un point de vue analytique que technique. Selon Jacques Rancière, le nouveau poète, le poète géologique ou archéologique, est comme le savant de l'Interprétation des rêves. Ce déploiement de moyens techniques et de diversité des médiums – le cinéma, la photographie, la peinture et le dessin, subtilement mis en œuvre, qui fonctionne aussi comme un travail archéologique, met en exergue l’existence d’un « inconscient esthétique » et d’un réel langage poétique. Selon lui, l’aquarelle serait la voie privilégiée pour percevoir l’inquiétante étrangeté. L’artiste prend une photographie qu’il modifie numériquement jusqu’à obtenir un effet pictural, support à la réalisation d’une aquarelle.

 

         Clément Page crée des paysages comme un rêve où le temps se dilate et fait ressurgir nos propres souvenirs d’enfance grâce à ces sortes d’abstractions, de flous entre trous noirs et percées de lumière dans le paysage, produit par le négatif de la pellicule photo. Toute l’originalité de son œuvre se trouve dans ce remaniement des techniques qui s’adaptent et illustrent à la perfection son interprétation de ce concept « d’inquiétante étrangeté ». Il renverse la précision technologique des outils actuels, l’appareil photo en l’occurrence à partir duquel il construit ses images pour mettre en avant leur insuffisance à représenter la subjectivité, qu’il trouve dans l’aquarelle, seul médium apte selon lui à faire surgir notre inconscient.

         « Turned to Stone » est un autre essai filmique sur les apories de la vision et la mémoire. Il rapporte le cas d'une 7-2femme avec une photophobie ou crainte de la lumière. Elle détourne constamment les yeux de la lumière directe, cherchant l'abri d'une pièce sombre ou portant des lunettes noires. Que faut-il se refuser de voir à l’exception de l’art dont les références constituent la trame visuelle du film ? Le tableau de sainte Lucie du jeune martyr aux yeux crevés avant son exécution, la jeune fille assise sur les genoux de l’aveugle dans « Los Olvidados » de Luis Buñuel ou le modèle nu, symbole du désir inaccessible entre rêve et objet fétiche.

         Autant d’éléments qui ponctuent l’œuvre de Clément Page et qui interagissent, pour accéder à une certaine compréhension de notre subjectivité, de nos angoisses et pour offrir une vision aboutie de l’acte de création.

Nous sommes confrontés à l'art comme un acte de transsubstantiation qui nous détournerait de ce somnambulisme imposé du monde occidental et nous autoriserait une vision poétique et esthétique en relation avec notre inconscient.

 

Delphine ANDRÉ[1]

 

TEXTE RÉALISÉ D’APRÈS :

MARK GISBOURNE, Clément Page, 2008.

RICHARD DYER, Coming to light : sleep paralysis, somnambulism and the uncanny, 2005.

RICHARD DYER, Screen memories, picturing lost time in the watercolours of Clément Page, 2009.


[1] C. Page (UK) a présenté à la galerie Exprmntl un ensemble d’aquarelles, dessins (storyboard) et films du 26 Nov. au 31 Déc. 2009.
 [2] E. Jentsch, Zur Psychologie des Unheimlichen, 1906.
[3] S. Freud, Das Unheimlich, G.W. XII, 229, 1919.

[4] Delphine André, née en 1968, directrice de la galerie Eprmntl.

 

La galerie EXPRMNTL sur youtube

 


 

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