Une lecture de Roger Vailland par Frédéric VIVAS

Publié le par artefacte-asso.com


- 325 000  francs !
    C’est ce que j’ai répondu à l’examinatrice, lorsqu’elle m’a demandé de citer ma dernière lecture. On m’avait conseillé de me présenter à cet oral de sélection, rasé, les cheveux coupés, les ongles taillés, costumé-cravaté. J’avais à peine 17 ans. Dans le bus, quelques minutes plus tôt, un groupe de filles, plutôt jolies, raillaient ma tenue d’endimanché occasionnel.
    Maintenant, j’étais là, assis devant ces trois jurés : un professeur de cuisine, un professeur de salle, une enseignante de français. Je tenais mes mains croisées sous la table. Lorsque je les ai posées sur le contreplaqué laqué, j’ai vu les regards plonger sur mes ongles. On m’avait prévenu, on ne se présente pas à l’oral de l’École Hôtelière de Toulouse les mains sales.
    Les questions s’enchaînaient, mornes et plates. Quelle est le dernier livre que vous avez lu ? Pourquoi voulez-vous faire ce métier ? Avez-vous de la famille qui l’exerce ? Je cherchais le piège. J’avais trois poêles sur le feu : ce que je donnais à voir par mon attitude, la qualité de mon expression, et le plus épineux sans doute, le contenu de mes réponses, sous surveillance. 
   
    J’étais content de répondre à la première question sans la moindre équivoque : 325 000 francs ! Je l’avais préparée cette réponse.
    J’ai vu scintiller un brin de satisfaction dans le coin de l’œil de la professeure. Était-ce parce que j’énonçais qu’il m’arrivait de lire ? Trouverait-elle en moi un allié de circonstance ? Un de ceux qui prendrait ses cours au sérieux ? Qui ne chanterait pas Les trois orfèvres au lieu de fourrer son nez dans ses manuels. Combien de candidats au CAP-BEP s’entichent pour les auteurs classiques ? Trouvait-elle que mes choix littéraires dénotaient avec ce milieu hôtelier jugé plutôt conservateur ? S’attendait-elle à ce que je cite du Gide, du Claudel, du Pauwels ?  Et puis quoi encore !
    L’avait-elle lu ? En pensait-elle quelque chose ?
    J’étais sur la sellette. Je jouais le jeu.  J’expérimentais l’inégalité rituelle des concours d’entrée. Eux, derrière la table. Eux dont je ne savais rien. Eux qui m’évaluaient sans que je ne puisse ouvertement les juger à mon tour. Eux qui fixaient l’ordre et la distance. Eux qui ratifiaient le passage. Que feront-ils de mes confidences, de tous mes mentir-vrais ? Y a-t-il une limite à l’impudeur de leurs questions ?     Étais-je prêt ?
Vailland livre
    Je n’ai pas eu à leur dire que Vailland ne ménageait pas ses formules. « L’esclave croit éternelle la triste sagesse que lui ont enseignée des siècles de cohabitation avec le maître ».  Je n’ai pas eu à affirmer que l’agitation musculaire s’apparentait parfois à un alcaloïde. « Les jeunes gens qui font du sport n’ont pas le temps de fréquenter les réunions politiques ». Je n’ai pas eu à justifier l’argument de l’inégalité sociale : « Jusqu’à nouvel ordre, c’est le colon qui bat le boy ». Je n’ai pas eu à défendre mes livres. En aurais-je été capable ? Dire que l’on s’adonne, même occasionnellement, à la lecture suffit parfois à contenter ses scrutateurs.   
    Mais de quoi parle-t-on ?
    En 2011, j’ai repris ce livre. Lu pour la troisième fois.
    Derrière l’histoire d’un amour impossible, Vailland décrit la souffrance des travailleurs, les accidents qui façonnent les corps. Sous l’expression d’un syndicaliste c’est la solidarité professionnelle, la conscience de classe, la nécessité des luttes collectives qu’il évoque.
   
    Nous sommes en 1954. Busard, bon cycliste, veut la main de Marie-Jeanne. Pour l’obtenir, il doit trouver maison et métier. Entre Chalon et Mâcon, on lui propose un bout de liberté : la gérance d’un snack-bar. Quarante couverts. Logement pour les patrons.
    Tout réuni, les économies de la famille, l’argent placé à la Caisse d’Épargne, ça fait 375 000 francs mais le compte n’y est pas pour arriver au 700 000  de la caution. Il manque encore 325 000 balles. Alors Busard, l’individualiste, le motivé, va s’esquinter la santé. Travailler plus pour gagner plus. Faire à deux, lui et un ami, le boulot de trois ouvriers.
    À Bionnas, le turbin derrière la presse à injecter se paie 160 francs. À raison de 12 heures par jour moins la pension, il lui faudra 187 jours de travail autour de la presse pour réunir la somme. 187 jours à fabriquer des corbillards-carrosses Louis XIV en plastique rouge géranium.
    Ça en fait du plastique rouge géranium !
 
    Busard s’amuse même à compter le nombre de pièces à produire. Il sortira de la machine 201 960 jouets. « Trancher, séparer, jeter ». Des milliers de gestes répétés, comme un coureur sur sa bécane.
    Busard et Marie-Jeanne rêvent de quitter la ville. Ils rêvent de grand air. Un snack-bar c’est bon pour devenir un « larbin », un « vulgaire serviteur » disent le père Busard et le syndicaliste. Busard passe. Il a du gnac. Il bossera jour et nuit. 4 heures de travail. 4 heures de repos. Son pote fera le reste. Le sprint est un peu long mais ils tiendront. Six mois. Juste six mois pour que se dessine à l’horizon le paradis des courageux.
    Chez Vailland, le patron ne vit pas dans une maison de maître, domestique et porcelaine. Ces caricatures embrument le réel.  Le « vieux » est un ancien ouvrier qui ne modernise que si c’est nécessaire. En 36, il a voté Front Populaire et pendant la guerre, il a donné au maquis. Le « vieux », il laisse faire.
    Pour le turbin, nuit et jour, le syndicat a fermé les yeux. Cette prouesse est contraire aux principes mais il ne pouvait entraver l’espoir de voir l’un des siens échapper à sa condition de manœuvre.
    « Trancher, séparer, jeter ». Encore et encore. Un mois. Deux mois. Trois mois. Quatre et cinq.

    À force de travail, Busard a le visage qui se creuse. La fatigue s’accumule. Il est comme saoul. Entre veille et sommeil. L’ivresse de l’activisme. Les jours sans fin accouchent d’un sommeil épisodique. Pour tenir le coup, il prend des amphétamines.    
    Et voilà maintenant que Marie-Jeanne doute de leurs amours. « Qu’est-ce que je fous là ? » se demanda-t-il à haute voix, alors que le bleuté de la lampe à fluorescence illumine la machine. La nuit vient de tomber.
    Bientôt les machines reconduiront les hommes à l’orée des usines. Il se surprend à faire ce terrible constat : il vaut moins que dix presses semi-automatisées. 
    Il faut tenir. Tenir encore. Plus que treize jours. Alors, il tranche. Il sépare. Il jette. L’amélioration du système de refroidissement accroît la production de 50 %. Le technicisme capitaliste mène les corps à la baguette. La fatigue s’ajoute à la fatigue. Des crampes. Des insomnies. L’envie de boire un coup. Plus que trois jours. Busard prend du retard. Lui qui a toujours trimé avec la sécurité, pour éviter de payer l’amende, pour ne pas prolonger son calvaire, bosse maintenant sans filet. Les doigts sous la presse. Les mains dans la machine. Les paluches dans le moule à plastique rouge géranium.    
    Vous imaginez la suite ?
 
Après l’oral, je suis rentré à la maison, dans le même bus qu’à l’aller. J’avais enlevé cette maudite cravate qui m’enserrait le cou. Je portais ma veste en bandoulière. Sans doute pensais-je me libérer de quelque chose.     
    Quelques jours plus tard, je recevais par la poste mon admission à l’École. J’avais en pogne le sésame espéré. Ils m’avaient ouvert leur porte. J’apprendrais un métier. Les bases de cuisine. Toque blanche. Veste blanche. Pied de poule et tour de cou. Mes compagnons de lecture s’appelaient Escoffier ou Antonin Carême. Prévert, Vian, Sartre, Breton, Rimbaud et Baudelaire. Je goûtais aux épreuves du travail en équipe. À l’impérieuse nécessité de ne pas laisser traîner le doigt sous un couteau. Aux arts éphémères. Aux engueulades des « pédagogues ». Aux cris des chefaillons. À l’ivresse des journées qui n’en finissent pas.
    Cette critique du taylorisme, la prise de conscience de l’aliénation ainsi que la niaiserie des utopies individualistes, je la devais donc un peu à cette lecture de Roger Vailland. À Zola, et à bien d’autres encore.
    Pour Vailland, son roman offre une variété de lectures possibles. Dans ses Écrits intimes, il affirme « 325 000 francs, le meilleur de mes romans, vrai rêve, rêve vrai, une vraie histoire qui peut être interprétée totalement par Freud, par Marx, et encore par bien d’autres, elle a toutes les faces possibles de la réalité 1» .

    L’homme lui-même est complexe et pluriel. Il y a le Vailland journaliste. Vailland l’écrivain, le voyageur, le surréaliste. Vailland des prix Goncourt et Interallié. Vailland le dandy, le libertin. Vailland le rouge. Vailland qui projetait de zigouiller Céline, pendant la Seconde Guerre mondiale.
    Mais Vailland ne s’égare pas dans le superflu lorsqu’il raconte le monde tel qu’il va. Pas un monde de béni-oui-oui. De happy end. Il ne s’interdit pas à penser en finesse cette notion que les modernes jugent un peu désuète : la lutte des classes. Chez lui, la servante n’épouse pas le prince et les patrons de bar ont les pognes un peu plates, empreintes d’une vie ouvrière. 
    C’est ce que je raconterais aujourd’hui à mes examinateurs, s’il m’était donné de revenir en arrière. Et dans vingt ans, peut-être, je verrais les choses autrement !


Frédéric VIVAS


Michel PICARD (sous la dir. de), Lecture de Roger Vailland, colloque de Reims, Paris, éditions Klincksieck, 1990.
Roger VAILLAND, Le Pampre, Reims, n° 7-8, 1923.
Roger VAILLAND, Écrits intimes, Paris, Gallimard, 1968.
Roger VAILLAND, 325 000 francs, Paris, Buchet-Chastel, 1968.
 

 


 

Vous pouvez télécharger cet article içi

Retour au sommaire


 



Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
F
<br /> Thierry, mon ami<br /> <br /> <br /> Les dir. de Prison sont fils de CRS ???? Z'ont pas fait ENAP, Ecole Nationale d'Administration Pénitentiaire ? Le droit à la dignité est une valeur refuge ? Du rire à l'hystérie il n'y a<br /> qu'un pas ? ça fout la trouille, ton truc ! J'ose plus rire !<br /> <br /> <br /> Tu ne serais pas un peu porté sur la chose ?<br /> <br /> <br /> Ah Hong-Kong ! Ah Lan Kwai Fong ! Sympa aussi de retrouver Hugo, Dejours, Barthes...Il y a de la musique...<br /> <br /> <br /> Fred V., lecteur critique...<br />
Répondre